Les hommes s’étaient mis à l’abri du ciel.

Avec des murs. Des rues en labyrinthe. Des palais. Des temples. Des banques. Des boutiques.

Des musées.

Cela ne s’était pas fait en un jour. Mais c’était fait.

A quelques îlots d’arbres près. Quelques haillons d’altitude. Quelques marais empoisonnés.

Les yeux n’affrontaient plus le soleil. Ne montaient plus jusqu’aux étoiles.

Qui aurait pensé lever la tête ? Qui aurait voulu lire dans le vide ? Se perdre avec la nuit ?

L’espace était semé d’angles droits. De sens interdits. De lignes brisées. Semé d’impasses.

 

Les sédentaires s’étaient bâtis des chaises et des toits. Des prisons et des portes.

Horizon cloué. Infini jalonné. Regard court. Souffle étroit. Ame frileuse.

Ils faisaient souche en un parc plus petit qu’une peau de chagrin.

Le bonheur n’était plus leur idée neuve. Le bonheur baissait un peu l’abat-jour.

 

Comment respirer par une aube garrotée ? Comment traverser les écrans du décor ?

Réinventer la vue ? Rameuter l’inconnu ?

L’heure n’était pas tant à trouver du nouveau qu’à jeter la mémoire au vif des destinées. Voire au premier présent venu.

 

Toutes ces fresques sombres au dedans des églises.

Tous ces tableaux attachés. Tous ces dessins encartonnés.

On aurait dit les lingots d’or du temps thésaurisés. Planqués. Mis au secret.

L’ordre exigeait que ça dure. Que ça coûte. Que ça rapporte. Que ça joue le jeu des princes.

Des bourgeois. Des marchands.

L’ennemi avait de la poussière sur les mains. De la poussière dans les cheveux. De la poussière entre les dents. De l’ouragan au bout des gants.

Et les poches trouées. Dégoulinantes. Et le verbe chantant.

 

Car il n’est pire voyou que les vaguants. Les dispendieux. Les amants de l’éphémère.

 

La loi est une illusion bien-pensante. Code des valeurs frelatées. Garant de la grille sociale.

Elle congédie le réel. Cadre le désir. Sauve les apparences.

Elle nomme le juste en désignant le rentable. Le beau en exilant la beauté.

Elle est le gage principal du spectacle qui a soumis le monde.

 

Comment créer en dehors des termes de l’échange ? S’inscrire en faux contre les faux-semblants ? Placer le coeur et le sens hors d’atteinte ? Laver ses mains de la souillure sombre ?

L’artiste peut-il être à la fois un déviant et un sage ? Un éveilleur ? Un voleur ?

Mais qu’en est-il de sa visée ? De son pouvoir ? De son action ? Et quels sont ses outils ?

Iconoclaste qui ravage ou avilit ? Dandy qui dévoile ou parodie ? Idéaliste qui enseigne ou étudie ? Mystique qui transcende ? Farceur qui passe à la caisse ?

 

Le veau d’or est sorti plus souvent qu’à son tour du ventre d’une vache enragée.

 

Ce n’est pas assez d’être contre. Pas assez de détruire ni de rompre.

Il n’y pas ajouter du dérisoire au misérable.

Du bruit conceptuel au bavardage. Du minimal au manque.

L’art du refus n’est pas le refus de l’art.

Celui qui nie se doit d’user de tous ses dons. D’abuser de tous les legs.

Il va de nuit pour des offrandes gratuites. Des stupeurs fragiles.

Il colporte des images. Son sillage. Ne laisse au hasard que les imprévus de l’ombre.

Connaît les arcades. Les portails. Les cours sans miracles. Les angles morts à exhumer.

 

Il y a de la flamme avant la cendre. Des pestilences. Le temps vertigineux.

Et du sang qui ne pardonne pas.

Il y a cette hantise partagée d’une apocalypse moite où les ardeurs ont ici des reflets d’émeute.

Les rires un soupçon d’agonie. Les fleurs un parfum de famine.

Il y a la cité en chaos. La trame la plus serrée de splendeurs et d’outrages. De hautes légendes.

De bas instincts. De corps démembrés des passions communes.

 

Celui qui se révolte n’a rien à vendre. Rien à parier. Rien à prophétiser.

Et personne à soumettre.

Vie est rendue au périssable. Violence à la tragique usure du sacrifice quotidien.

C’est une leçon de ténèbres en plein jour quand une cave dégorge un mouton égorgé.

Quand d’un mur en lambeaux tombent deux têtes tranchées.

Quand les cadavres empruntent l’escalier de service.

 

Nous nous sommes retrouvés au miroir de nos traces détounées.

De nos croyances sans âge. De nos allégories.

Nous avons restitué l’éternel au précaire. Le religieux au profane. L’inestimable à l’indigent.

Et le linceul déchiré d’une mise au tombeau qui ressemble à jamais au parachute d’un ange.